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Notes d’un souterrain
proză [ ]
Le souterrain

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de [Fiodor_Mihailovici_Dostoievski ]

2010-04-20  | [Acest text ar trebui citit în francais]    |  Înscris în bibliotecă de Dolcu Emilia



VII

Mais tout cela n’est que rêves dorés. O ! dites-moi qui, le premier, a déclaré, qui, le premier, a proclamé que l’homme ne commet de saletés que parce qu’il ignore ses véritables intérêts ? Mais que si on l’éclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses intérêts véritables, normaux, il cesserait aussitôt de les commettre, ces saletés, il deviendrait aussitôt bon et noble, car étant éclairé et comprenant ses intérêts réels , c’est précisément dans le bien qu’il trouverait son avantage*, or, on sait que personne n’irait, en connaissance de cause à l’encontre de ses intérêts, et par conséquent, il irait faire le bien par pure nécessité ? O chérubin ! ô pur et innocent enfant ! Mais où avez-vous vu, en tant de millénaires, l’homme se laisser guider par son propre avantage ? Que faire de ces millions de faits qui témoignent qu’en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire sachant parfaitement où est leur avantage réel, des hommes l’ont repoussé au second plan et se sont lancés dans une toute autre voie, risquée hasardeuse, sans que personne ne les y obligeât, mais comme si précisément, ils voulaient éviter le chemin tout tracé, et s’en frayer obstinément, délibérément, un autre, ardu, absurde, qu’ils allaient chercher presque dans les ténèbres ? C’est donc que cette obstination, cette liberté les attiraient bien plus que leur avantage… L’avantage ! Qu’est-ce que l’avantage ? Et vous chargeriez-vous de me définir très exactement en quoi consiste celui des hommes ? Et s’il arrivait parfois non seulement qu’ils puissent, mais qu’ils doivent désirer un préjudice au lieu d’un avantage ? C’est que s’il en était ainsi, si cela est simplement possible, la règle toute entière s’envole en fumée. Qu’est-ce que vous en dites ? Vous croyez que ça peut arriver ? Vous riez ; riez, messieurs, mais répondez-moi : les avantages de l’homme ont-ils été rigoureusement dénombrés ? N’y en a-t-il pas qui ne sont entrés dans aucune classification, bien plus : qui ne le pourraient même pas ? Car, autant que je sache, messieurs, tout votre répertoire des avantages humains, vous l’avez établi d’après les chiffres moyens de données statistiques et de formules de sciences économiques. Car ce que vous appelez « avantages », c’est la prospérité, la richesse, la liberté, la tranquillité – bon, et ainsi de suite et ainsi de suite ; de sorte qu’un homme qui irait nettement et en connaissance de cause à l’encontre de votre liste, serait, selon vous, - selon moi aussi, d’ailleurs, c’est évident, - un obscurantiste et un fou, n’est-ce pas ? Mais alors, voilà ce qui m’étonne ; comment se fait-il que tous ces statisticiens, ces sages et ces amis du genre humain, lorsqu’ils énumèrent les avantages des hommes, en ommettent constammment un ? Ils n’en tiennent même pas compte dans les formes requises ; or, c’est de cela que dépend tout le calcul. Le malheur ne serait pas bien grand, il suffirait de le prendre cet avantage, et de l’introduire dans la liste. Mais c’est là que le bât blesse : cet embarrassant avantage ne s’insère dans aucune classification, ne s’inscrit dans aucune liste.
Tenez, j’ai un ami… Ah, messieurs ! il est aussi le vôtre ; de qui ne l’est-il pas seulement ! Se préparant à agir, ce monsieur vous exposera, en phrases grandiloquentes et claires, comment il doit se comporter selon les lois de la raison et de la vérité. Bien plus : il vous parlera avec émotion, avec passion, des véritables intérêts, des intérêts normaux de l’homme ; il reprochera avec ironie aux sots à courte vue de ne rien comprendre à leurs avantages ni à la véritable signification de la vertu ; mais un quart d’heure plus tard, pas une minute de plus, sans aucune raison, sans cause fortuite, mû uniquement par une impulsion intérieure plus forte que les considérations d’intérêt, il vous jouera un tout autre air de flûte, c’est-a-dire qu’il ira tout uniment à l’encontre de ce dont il vient de parler : les lois de la raison, son propre intérêt, bref, en un mot, à l’encontre tout…. Je dois vous avertir que mon ami est personnage collectif et, par conséquent, qu’il searait assez difficile de n’accuser que lui. Nous y voilà, messsieurs ! N’existerait pas quelque chose à quoi tout homme attache plus de prix qu’à ses avantages les plus précieux ou (cette fois pour ne pas contrevenir à la logique) n’existerait-il pas un avantage plus avantageux que les autres (précisément celui qui a été omis, et dont nous venons de parler) au nom duquel, si cela s’avérait nécessaire, l’homme serait prêt à aller à l’encontre de toutes les lois, c’est-à-dire de la raison, de l’honneur, de la tranquillité - en un mot, contre ces belles et bonnes choses, pourvu seulement qu’il atteigne cet avantage premier, cet avantage le plus avantageux, auquel il attache le plus de prix.
- Bon, il s’agit quand même d’avantage, m’interromprez-vous. – Je vous demande bien pardon, nous nous en expliquerons tout à l’heure. Et puis ce qui compte, ce n’est pas de jouer sur les mots, c’est que l’avantage dont je parle a ceci de remarquable qu’il détruit toutes nos classifications et renverse régulièrement tous les systèmes établis par les amis du genre humain pour le bonheur du même. Bref, qu’il fiche tout en l’air. Mais avant de vous nommer cet avantage, je veux me comprommettre personnellement ; j’ai donc l’audace de proclamer que tous ces beaux systèmes, que toutes ces théories visant à expliquer à l’humanité ses intérêts véritables, normaux, afin que, tendant nécessairement à se les acquérir, elle devienne aussitôt vertueuse et noble, ne sont, autant que je puisse en juger, que pure logistique. Ça alors, pure logistique ! car soutenir ne serait-ce que cette théorie de la rénovation du genre humain par le système de ses propres avantages, à mon avis, mais voyons ! cela équivaut presque… tiens ! à affirmer par exemple, à la suite Buckle, que la civilisation adoucit l’homme et par conséquent le rend moins sanguinaire et moins apte à la guerre.* C’est bien le raisonnement logique qui l’amène à cela. Mais l’homme est tellement passionné de systèmes et de déductions abstraites, qu’il est prêt à déformer sciemment la vérité, à se boucher les yeux et les oreilles, pourvu seulement qu’il justifie sa logique. Si je choisis cet exemple, c’est bien parce qu’il est singulièrement éclatant. Mais regardez bien autour de vous ! Il coule des fleuves de sang, et joyeusement, par-dessus le marché, qu’on dirait du champagne. Tenez, regardez notre XIXe siècle, celui de Buckle ! Regardez les Napoléons, le grand et celui d’aujourd’hui. Regardez l’Amérique du Nord, ces Ėtats perpétuellement unis ! Regardez enfin les dérisoires Schleswig-Holstein*… ! Alors, qu’adoucit-elle en nous, la civilisation ? La civilisation ne fait que développer en nous la diversité des sensations et … strictement rien d’autre. Et cette diversité, il pourrait bien se faire qu’elle poussât un jour l’homme jusqu’à se délecter de sang. Cela lui est déjà arrivé, d’ailleurs. Vous êtes-vous aperçu que les sanguinaires les plus raffinés furent presque toujours des messieurs extrêmement civilisés à qui, bien souvent, tous vos Attila et vos Stenka Razine n’arrivaient même pas à la cheville ? Et s’ils ne vous sautent pas aux yeux comme autanat d’Attila et Stenka Razine, c’est justement parce qu’on les rencontre trop souvent, qu’ils sont monnaie courante, que l’œil s’y est fait. Le moins qu’on puisse dire, si la civilisation n’a pas rendu l’homme plus sanguinaire, elle a rendu sa soif de sang plus maligne, plus abjecte qu’autrefois. Autrefois, lorsqu’il versait le sang, il n’y voyait que justice et supprimait qui il fallait d’âme sereine ; mais aujourd’hui, nous avons beau considérer avec dégoût le sang versé, cette dégoûtation, nous nous y livrons quand même, et davantage qu’autrefois. Qu’est ce qui est pire ? A vous de voir. On dit que Cléopâtre (excusez cet exemple emprunté à l’Histoire romaine) s’amusait à enfoncer des épingles en or dans les seins de ses esclaves et se délectait de leurs cris et de leurs contorsions. Vous me direz que c’était à une époque relativement barbare ; et qu’aujourd’hui, nous vivons une époque également barbare, parce qu’aujourd’hui (et toujours à relativement parler) on enfonce encore des épingles ; qu’aujourd’hui encore, bien que l’homme ait appris à y voir parfois plus clair qu’à l’époque barbare, il est loin d’avoir pris l’habitude d’agir comme lui soufflent les sciences et la raison. Malgré cela, vous êtes tout à fait sûrs qu’il parviendra lorsqu’il aura complètement perdu certains vieux travers, lorsque la science et le bon sens auront radicalement réformé la nature humaine et l’auront placée sur sa pente normale. Vous êtes convaincus qu’à ce moment-là,l’homme cessera de se tromper délibérément lui-même et en arrivera, pour ainsi dire malgré lui, à refuser de dissocier sa volonté de ses intérêts normaux. Plus encore : vous dites qu’alors là, la science enseignera à l’homme, (bien qu’à mon avis, alors là, ce soit du luxe) qu’il ne possède, à vrai dire, ni volonté ni caprice, et d’ailleurs qu’il n’en a jamais possédé, et qu’il n’est rien d’autre qu’une espèce de touche de piano ou de tirette d’orgue, et que par-dessus le marché, il y a les lois de la nature ; de sorte que tout ce qu’il fait, n’est pas l’effet de son vouloir, mais se produit tout seul, conformément à ses lois. Par conséquent, il suffit de les découvrir ; ensuite, l’homme ne répondra plus de ses actes et la vie deviendra extraordinairement facile. A ce moment-là, tous ses actes auront évidemment été calculés mathématiquement en fonction de ces lois, un peu comme la table des logarithmes, jusqu’à 108 000, et reportés dans le calendrier ; ou, mieux encore, on verra paraître une publication bien intentionnée, du genre de nos dictionnaires encyclopédiques actuels où tout sera affecté d’un symbole et calculé avec tant de précision, qu’il n’y aura plus sur terre ni action ni aventure.
- A ce moment-là (c’est toujours vous qui parlez) s’établiront de nouveaux rapports économiques, tout prêts et, eux aussi, calculés avec une rigueur mathématique, de telle sorte qu’on verra en un clin d’œil disparaître tous les problèmes possibles, pour cette bonne raison, en somme, qu’ils auront reçu toutes les réponses possibles. A ce moment-là, on verra s’élever le palais de cristal* A ce moment-là… en un mot, à ce moment-là, on verra l’oiseau Kagan* arriver à tire d’aile. Bien sûr, il est impossible de garantir (cette fois, c’est moi qui parle) qu’à ce moment-là, on ne s’ennuiera pas à crever (parce que qu’est-ce qui vous reste à faire, quand tout est réparti d’avance sur une table de calcul ?), mais pour la peine, tout sera extraordinairement raisonnable. Ėvidemment, ce qu’on peut aller chercher, quand on s’ennuie ! C’est que les épingles d’or, c’est aussi par ennui qu’on les enfonce, et tout ça, ça ne serait encore rien. Ce qui ne va pas (ici, c’est encore moi qui parle), c’est qu’à ce moment-là, ma foi, on sera peut-être content de les trouver, les épingles d’or. C’est que l’homme est bête, phénoménalement bête. Ou plutôt, il n’est pas bête du tout, mais pour la peine, tellement ingrat qu’on ne trouvera pas pire. Moi, par exemple, je ne trouverais rien d’étonnant si au milieu de ce futur bon sens général, surgissait sans crier gare un gentleman aux traits sans noblesse, ou – le mot est plus juste – rétrogrades et railleurs, qui les poings collés aux hanches, nous dirait à tous : « Dites-donc, messieurs, si on envoyait promener le bon sens une bonne fois pour toutes dans le seul but d’expédier tous vos logarithmes au diable et de nous remmettre à vivre selon notre sot plaisir ? » Ce ne serait encore rien, ce qu’il y a de vexant, c’est qu’il est sûr de trouver des émules : l’homme est ainsi fait. Et tout cela, pour la plus bête des raisons, une raison dont, à première vue, il ne vaudrait même pas la peine de parler : très exactement celle-ci, que l’homme, quel qu’il soit, a toujours et partout voulu agir à sa guise et non comme le lui prêcherait sa raison et son intérêt ; car on peut vouloir contre son intérêt, on en a parfois même positivement le devoir (ça, c’est une idée à moi). Son propre, son libre vouloir, son propre et même son plus extravagant caprice, sa fantaisie parfois exaspérée jusqu’à la démence, c’est en cela, justement, que réside cet avantage le plus avantageux qui avait été omis, qui ne se plie à aucune classification et à cause duquel tous les systèmes et théories fichent constamment le camp aux cinq mille diables. Et où ont-ils pris, tous ces sages, que l’homme avait besoin d’un vouloir normal, d’un vouloir vertueux ? Qu’ est ce qui leur permet de croire que l’homme a absolument besoin d’un vouloir raisonnable, avantageux ? L’homme n’a besoin que d’une chose : d’un vouloir indépendant, quel que soit le prix de cette indépendence et son aboutissement. Et puis, le vouloir, du diable si…


Notes

1. C’est là une polémique avec Tchernychevski qui, dans son article Du principe anthropologique en philosophie (1860), affirme : « seules les bonnes actions sont gagnantes ; n’est raisonnable que celui qui est bon, et dans la mesure où il est bon » Œuvres complètes. En russe, 1950, t.VII, p. 29.
2. Cette idée est développée par Buckle (1821-1862), l’historien anglais, dans son Histoire de la civilisation en Angleterre. Publiée en russe de 1864 à 1866, elle connut, parmi l’intelligentsia avancée un grand retentissement.
3. Allusion à la guerre pour la possession de ce duché qui opposa en 1863-1864 le Danemark à la Prusse et à l’Autriche.
4. Allusion à Que faire ?, roman de Tchernychevski où l’auteur décrit un superbe bâtiment « de fer de cristal » et brosse le tableau de la vie socialiste à venir (Le quatrième rêve de Vera Pavlovna).
5. L’oiseau de feu dans la tradition tatare

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