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Le palimpseste
eseu [ ]
Fragment de ‹‹Un mangeur d’opium››

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de [Charles-Pierre_Baudelaire ]

2012-06-09  | [Acest text ar trebui citit în francais]    |  Înscris în bibliotecă de Necula Florin Danut



‹‹Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le votre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semble que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri.››
Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacal, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui et notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcement une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances.
Souvent des êtres, surpris par un accident subit, suffoqués brusquement par l’eau, et en danger de mort, ont vu s’allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été annihilé, et quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d’images équivalent à des années. Et ce qu’il y a de plus singulier dans cette expérience, que le hasard a amenée plus d’une fois, ce n’est pas la simultanéité de tant d’éléments qui furent successifs, c’est la réapparition de tout ce que l’être lui-même ne connaissait plus, mais qu’il est cependant force de reconnaître comme lui étant propre. L’oubli n’est donc que momentané ; et dans telles circonstances solennelles, dans la mort peut-être, et généralement dans l’excitations intenses créées par l’opium, tout l’immense et complique palimpseste de la mémoire se déroule d’un seul coup, avec toutes ses couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement embaumés dans ce que nous appelons l’oubli.
Un homme de génie, mélancolique, misanthrope, et voulant se venger de l’injustice de son siècle, jette un jour au feu toutes ses œuvres encore manuscrites. Et comme lui reprochait cet effroyable holocauste fait à la haine, qui, d’ailleurs, était le sacrifice de toutes ses propres espérances, il répondit : ‹‹Qu’importe ? ce qui était important, c’était que ces choses fussent créées ; elles ont été créées, donc elles sont. ›› Il prêtait à toute chose créée un caractère indestructible. Combien cette idée s’applique plus évidemment encore à toutes nos pensées, à toutes nos actions, bonnes ou mauvaises ! Et si dans cette croyance il y a quelque chose d’infiniment consolant, dans le cas ou notre esprit se tourne vers cette partie de nous-mêmes que nous pouvons considérer avec complaisance, n’y a-t-il pas aussi quelque chose d’infiniment terrible, dans le cas futur, inévitable, ou notre esprit se tournera vers cette partie de nous-mêmes que nous ne pouvons affronter qu’avec horreur ? Dans le spirituel non plus que dans le matériel, rien ne se perd. De même que toute action, lancée dans le tourbillon de l’action universelle, est en soi irrévocable et irréparable, abstraction faite de ses résultats possibles, de même toute pensée est ineffaçable. Le palimpseste de la mémoire est indestructible.
‹‹Oui, lecteur, innombrables sont les poèmes de joie ou de chagrin qui se sont graves successivement sur le palimpseste de votre cerveau, et comme les feuilles des fôrets vierges, comme les neiges indissolubles de l’Himalaya, comme la lumière qui tombe sur la lumière, leurs couches incessantes se sont accumulées et se sont, chacune a son tour, recouvertes d’oubli. Mais à l’heure de la mort, ou bien dans la fièvre, ou par les recherches de l’opium, tous ces poèmes peuvent reprendre de la vie et de la force. Ils ne sont pas morts, ils dorment. On croit que la tragédie grecque a été chassée et remplacée par la légende du moine, la légende du moine par le roman de chevalerie ; mais cela n’est pas. A mesure que l’être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l’éblouissait, la légende fabuleuse qui, enfant, le séduisait, se fanent et s’obscurcissent d’eux-mêmes. Mais les profondes tragédies de l’enfance, – bras d’enfants arrachés à tous jamais de cou de leurs mères, lèvres d’enfants séparées à jamais des baisers de leurs sœurs, – vivent toujours cachées, sous les autre légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont pas de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes. ››

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