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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2020-02-24 | [Acest text ar trebui citit în francais] | Înscris în bibliotecă de Guy Rancourt Au volant de la Chevrolet sur la route de Sintra, Au clair de la lune et du rêve, sur la route déserte, Je conduis seul, je conduis doucement et j’ai presque L’impression – en m’y forçant peut-être un peu – De poursuivre une autre route, un autre rêve, un autre monde, De poursuivre sans avoir laissé Lisbonne derrière moi, ignorant Sintra où je dois aller, De poursuivre, mais qu’est-ce que poursuivre sinon ne pas s’arrêter et poursuivre encore ? Je vais passer la nuit à Sintra parce que je ne peux la passer à Lisbonne, Mais quand j’arriverai à Sintra je regretterai de ne pas être resté à Lisbonne. Toujours cette inquiétude sans motif, incohérente et désordonnée, Toujours, toujours, toujours Cette excessive angoisse de l’esprit, et pour rien, Sur la route de Sintra, ou sur la route du rêve, ou sur la route de la vie… Docile à mes mouvements subconscients au volant, Bondit sous moi et avec moi l’automobile que l’on m’a prêtée. À cette pensée je souris du symbole et je tourne sur la droite. Il y a tant de choses empruntées en lesquelles je vis dans ce monde ! Il y a tant de choses empruntées que je conduis comme si elles étaient à moi ! On m’en a tant prêté, pauvre de moi ! moi-même pour commencer ! À gauche la masure – oui, la masure – au bord de la route. À droite la rase campagne et la lune tout au fond. L’automobile, qui naguère semblait m’offrir la liberté, Est maintenant devenue une chose où je suis enfermé, Que je ne domine que si je m’inclus en elle, que si elle m’inclut moi-même. À gauche, là derrière, la modeste masure, plus que modeste. La vie doit être heureuse, là-bas, pour la seule raison que ce n’est pas la mienne. Si quelqu’un m’a vu de la fenêtre, il s’est peut-être dit : « Voilà un homme heureux ! » Peut-être qu’à l’étage, pour l’enfant derrière les carreaux, Je suis (avec l’automobile empruntée) tel un rêve, une fée bien réelle ? Peut-être que pour la jeune fille qui, au bruit du moteur, m’a regardé par la fenêtre de la cuisine Du rez-de-chaussée, Je suis un peu de ce prince qu’il y a dans tout cœur de jeune fille ? Peut-être m’a-t-elle suivi du coin de l’œil, au travers de la vitre, jusqu’au tournant où j’ai disparu ? Ai-je laissé des rêves derrière moi, ou est-ce l’automobile qui les a laissés ? Moi, conducteur de l’automobile empruntée, ou l’automobile empruntée que je conduis ? Sur la route de Sintra au clair de lune, sous la tristesse, devant les champs et la nuit, Au volant de la Chevrolet empruntée, inconsolé, Je me perds sur la route devant moi, je disparais dans la distance que je parcours, Puis avec un élan terrible, soudain, violent, inconcevable, J’accélère… Mais mon cœur est resté sur le tas de pierres que j’ai dépassé en le voyant sans le voir. Devant la porte de la masure, Mon cœur vide, Mon cœur insatisfait, Mon cœur plus humain que moi, plus exact que la vie. Sur la route de Sintra, vers minuit, au clair de lune, au volant, Sur la route de Sintra, comme je suis las de ma propre imagination ! Sur la route de Sintra, de plus en plus près de Sintra, Sur la route de Sintra, de moins en moins proche de moi… 11 mai 1928 (Fernando Pessoa, alias Alvaro de Campos, Je ne suis personne, anthologie, Paris Christian Bourgois Éditeur, 1994, pp. 206-207)
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